Évènement

L’histoire de la Roumanie à travers le cinéma, rencontre avec Radu Jude

Le 4 avril 2022, la Galerie Colbert accueillait le cinéaste roumain Radu Jude – Ours d’Argent en 2015 pour Aferim! puis Ours d’Or en 2021 à Berlin – pour une projection et une discussion autour de son œuvre, en partenariat avec l’HiCSA, l’Institut culturel roumain de Paris, l’Ambassade de Roumanie et Météore films. Ania Szczepanska, maîtresse de conférences à l’École d’histoire de l’art et archéologie de la Sorbonne, et Christa Blümlinger, professeure en études de cinéma et de l'audiovisuel à l'université Paris 8 Vincennes-Saint-Denis, ont animé les débats. Éléonore de Sterio, étudiante du master 2 histoire de l’art parcours histoire du cinéma a eu la chance de dialoguer avec le réalisateur et de l’interroger sur son travail, plus particulièrement sur son film Peu m'importe si l'histoire nous considère comme des barbares.

 

Éléonore de Sterio : Peu m'importe si l'histoire nous considère comme des barbares est sorti dans les salles de cinéma françaises en février 2019. Votre film interroge l’histoire de la Roumanie et déploie un appareil critique et esthétique saisissant notamment autour du massacre des juifs à Odessa en 1941. Aujourd’hui, vous êtes l’invité de notre séminaire Théâtre de la mémoire pour discuter de ce travail et interroger avec nous la relation qu’entretient le cinéma à la mémoire. Ma première question est volontairement large : comment était-ce possible de faire ce film ?

Radu Jude : Je m’intéresse à l’histoire de l’Europe, et de la Roumanie bien entendu, parce que je suis roumain. En fait, je travaille particulièrement sur les tâches noires de l’histoire. En Roumanie, nous avons vécu la dictature de Nicolae Ceaușescu. J’étais alors un enfant. Mais même après la révolution en 1989, il y avait encore des choses cachées, des sujets tabous de notre histoire dont personne ne parlait jamais. C’est ma citoyenneté roumaine qui a suscité en premier lieu mon intérêt pour l’histoire de la Roumanie. […] D’où venons-nous ? Un psychiatre très célèbre – je ne me souviens plus de son nom – répondait de manière assez juste je pense quand on lui demandait :  « Comment déterminer si quelqu’un est affecté par des troubles psychiatriques ? » Il répondait que si le patient savait d’où il venait, qui il était et où il voulait aller, il y voyait là un premier signe de santé mentale. Je pense que c’est un peu la même chose avec les sociétés. Une société qui ne connaît pas son passé, son présent, qui n’a pas un projet d’avenir, c’est un peu comme un homme malade. C’est vers 18 ans que toutes ces questions ont commencé à se mélanger à mon histoire personnelle. Je lisais des choses ici ou là, ce n’était pas forcément systématique. À un certain moment, j’ai commencé à faire des films. Mais c’était juste comme ça, deux, trois films, des courts-métrages puis des long-métrages à petit budget sur des thématiques plus personnelles et contemporaines. Puis, avec les années, je me suis intéressé à d’autres choses que moi-même ou mon environnement social. Mais je simplifie ici un travail qui a duré des années. En amont de Peu m'importe si l'histoire nous considère comme des barbares, j’avais les connaissances historiques et je me suis donc posé la question : est-ce qu’un film sur ce sujet est possible ? Et comment ?

Radu Jude Galerie Colbert

Éléonore de Sterio : Vous souvenez-vous d’une expérience cinématographique qui vous a fait prendre conscience du rôle que les films peuvent avoir dans la construction de discours sur l’histoire ?

Radu Jude : Bien sûr ! C’est une question intéressante car elle met en lumière la problématique de l’accès à l’information et aux archives en Roumanie. Sous la dictature de Ceaușescu, le pays était très coupé de la culture occidentale. Après la Révolution, notre isolation s’est prolongée. Quand j’étais jeune, je ne savais même pas qu’il existait des films qui s’interrogeaient sur l’histoire, sur la manière dont elle a été écrite en Roumanie.

Éléonore de Sterio : Quel genre de films regardiez-vous quand vous étiez jeune ?

Radu Jude : C’était les choses plus spectaculaires que j’aimais : des films hollywoodiens, des films à la télévision. Mais j’ai aussi beaucoup fréquenté la cinémathèque roumaine. J’avais l'impression que c'était une cinémathèque assez pauvre, mais en fait je me suis rendu compte qu’elle m’a offert une, certes rudimentaire, mais très bonne éducation cinématographique. Elle ressemblait un peu à la cinémathèque d’Henri Langlois à Tours. On pouvait y voir des films de D.W. Griffith, Sergueï Eisenstein, Orson Welles… Mais pour revenir à votre question, j’ai longtemps ignoré l’existence des films de montages ou des films d’archives. Je me souviens, quand j’avais 27 ou 28 ans, j’ai vu le film d’Harun Farocki et d’Andrei Ujică, Vidéogrammes d'une Révolution (1992). Il était passé à la télévision, sans doute parce que c’était juste après la révolution roumaine, mais en tout cas, pas parce que c’était un film de Farocki. Je l’ai vu et j’ai été très étonné. Après j’ai découvert sur YouTube les films des deux plus grands cinéastes de mon temps, assez méconnus : Yervant Gianikian et Angela Ricci Lucchi, qui créent des œuvres à partir de found footage ou de films déjà existants. La première question qui m’est alors venue, et qui peut paraître bête était : mais que font-ils puisqu’ils ne font rien ? Je comprends maintenant qu’il y aura toujours une partie du public qui pensera comme ça : « Un film de montage ce n’est pas un vrai film, tout le monde peut faire ça ! » On vit dans un temps où, effectivement, le montage s’est démocratisé. Même mon fils s’y essaie !

Éléonore de Sterio : Dans Peu m'importe si l'histoire nous considère comme des barbares, vous montrez intradiégétiquement des archives, comme le film révisionniste Le Miroir de Sergiu Nicolaescu (1993), le discours antisémite d’Antonescu de 1941, des photographies des massacres de 1941…Vous montrez la vie de ces archives au sein d’une communauté de personnes qui les comprennent différemment, qui ont des consciences historiques différentes. Pouvez-vous m’en dire davantage sur cette démarche ?

Radu Jude : J’essaie de travailler avec les images survivantes, les bribes. Le processus de reconstruction dans l’objet cinématographique lui-même n’est pas un processus innocent ou parfait. Dans Peu m’importe…, j’ai « remédialisé » beaucoup de ressources : archives de films de télévision, archives photographiques, musiques… Je voulais montrer ce clash, cette rencontre entre présent et passé, entre images du présent et du passé, cette explosion, cette constellation comme disait Benjamin. La rencontre de ces archives dans un récit porté à l'écran et son expérience par le spectateur, voilà ce qui fait l’intérêt du cinéma sur des questions historiques. On ne peut pas faire ça dans un livre. Le plus important c’est de trouver comment transformer l’information sur l’histoire en cinéma.

Éléonore de Sterio : Est-ce que des choses ont changé depuis Peu m’importe si l'histoire nous considère comme des barbares sorti il y a quatre ans environ ? Dans vos montages et votre démarche créative ?

Radu Jude : Oui, un film n’est toujours qu’une étape de recherche, du savoir. En fait, j’ai même un reproche à faire au film. J’ai l’impression qu’il mêle narration traditionnelle et non-traditionnelle. Mon dernier film Bad Luck Banging or Loony Porn est plus radical dans sa manière de raconter l’histoire. J’aurais aimé que Peu m’importe… soit aussi plus radical, mais c’est impossible. On ne peut pas se forcer. Quand on voit un film au cinéma en tant que spectateur, on voit un objet net, précis. Mais quand on fait le film, on a seulement des images vagues, des intuitions. Parfois on garde, parfois on jette, parfois on change. Entre la pensée qui a fait le film et le film, il y a un écart très large. C’est pour ça que j’ai des difficultés à m’exprimer. Car c’est une chose de parler du film comme objet fini et encore une toute autre chose de parler du processus qui a fait naître ce même film. […] Vous savez comment Nabokov faisait ses interviews ? Il envoyait les réponses aux journalistes et puis il leur disait : « Maintenant, posez les questions ! » (rires).

Éléonore de Sterio : On aurait dû faire comme lui ! Ma dernière question traite justement du dialogue. La relation entre Mariana Marin, la metteuse en scène du spectacle de reenactment du massacre d’Odessa, et Constantin Movilă, le responsable des subventions culturelles de la mairie qui veut censurer certaines scènes m’a beaucoup intrigué, car elle est très nuancée, pas du tout stéréotypée ou manichéenne. Leurs échanges sont rhétoriques, mais sympathiques également ; vifs mais étrangement bienveillants. Pouvez-vous m’en dire davantage sur cette relation et les longs plans de joutes verbales érudites ?

Radu Jude : Peu m’importe… est un film avec beaucoup de dialogues. Or, ce n’est pas toujours quelque chose qui est considéré comme cinématographique. Les gens disent que le cinéma est une image qui bouge et que la parole, elle, relève plutôt du théâtre, de la poésie, de la littérature. Bien sûr, je suis contre cette idée ! Éric Rohmer a publié en 1950 ou 1951 un article où il affirmait le potentiel de la parole au cinéma. Rohmer insistait toujours : « Je montre ! Je montre la parole ! ». Au théâtre c’est différent; on ne montre pas, les comédiens sont là. Deuxièmement, j’ai essayé d’imbriquer un registre de langue érudit, soutenu et peu réaliste, incarné par Mariana et Movilă, à un registre plus courant et réaliste, incarné par d’autres personnages ou interactions. Mariana parle comme dans les livres, ses phrases sont parsemées de références bibliographiques. D’ailleurs, beaucoup de personnes et même des historiens professionnels en Roumanie m’ont reproché cela, car personne ne parle comme Mariana en Roumanie. Troisièmement, un sujet important du film est la trivialisation de la tragédie historique. Elle devient une matière pour des blagues, des joutes verbales, des affrontements narcissiques, de la séduction. Quand on regarde une photographie d’une atrocité, la vraie tragédie c’est le fait qu’on puisse regarder cette photo, dans notre confort disait Roland Barthes. Je voulais capter cela. C’est ce qu’on peut faire là tout de suite sur votre ordinateur avec les images de la guerre en Ukraine par exemple.